Christophe Lepetit : « là où les américains ont une entrée « business » visant à maximiser leur profit, les européens sont dans une logique sportive visant à maximiser les succès »

Publié le 26 avril 2021 à 16h19 dans Economie du sport

Le football fait, comme toujours l’actualité, et pas seulement sur le terrain : le projet de Super League qui a connu le fiasco que l’on sait, le retrait, il y quelques jours, de King street des Girondins de Bordeaux, en pleine saison…

Nous avons demandé à notre expert Christophe Lepetit, économiste du sport au Centre de droit et d’économie du sport, ce que tout cela lui inspire…

Le projet de Super League rapidement avorté, le retrait de King street des Girondins de Bordeaux…qu’est-ce que ça vous inspire ?

Ce sont deux illustrations des dérives rencontrées par le football professionnel avec une financiarisation à outrance et une polarisation de plus en plus importante du secteur. 

Le cas des Girondins de Bordeaux est en effet révélateur de la transformation de l’actionnariat des clubs qui sont passés d’un statut associatif au statut de sociétés commerciales au cours des 30 dernières années. Au-delà de ce simple aspect juridique, c’est aussi la typologie d’actionnaires qui a profondément évolué. Alors que les clubs français étaient pour l’essentiel détenus par des actionnaires français fortement ancrés localement, la période récente a vue l’arrivée de nouveaux types d’investisseurs : fonds d’investissement (comme à Bordeaux mais aussi à Lille et d’autres clubs, notamment en L2), États souverains (avec le Qatar et QSI au Paris Saint-Germain) ou encore investisseurs internationaux (comme Franck McCourt à l’OM ou Bob Radcliffe à Nice).

L’actionnariat s’est donc profondément internationalisé et l’ancrage territorial des clubs peu à peu étiolé. Ces investisseurs sont en effet moins arrivés dans le football par passion que pour d’autres raisons : soft power, accès à un cercle de décideurs politiques et économiques locaux en vue de développer d’autres projets que ceux liés au football, volonté de réaliser des opérations financières rentables. Au final leur culture sportive s’avère assez faible, ce qui n’est pas un problème en soi, et, plus grave, leur attachement au football et aux clubs rachetés est limité. Or ce que souligne en creux l’exemple des Girondins de Bordeaux, c’est justement que, lorsque les plans initiaux ne se déroulent pas comme escompté, ces investisseurs n’hésitent pas à se désengager plus ou moins brutalement.

Ceci constitue une vraie rupture par rapport aux « anciens » actionnaires des clubs (des présidents d’entreprises françaises à l’implantation locale forte) qui devaient assumer une certaine forme de responsabilité et ne pouvaient pas se désengager brutalement de leurs clubs sans avoir à en subir des conséquences économiques ou sans se retrouver sous la pression de la sphère politique locale ou nationale.

Avec la Super League, c’est à dire une ligue fermée à laquelle participerait un nombre limité d’oligarques sportifs, on a vu ressurgir un sujet ancien et une menace régulière qui plane sur le football européen. En effet le premier projet de la sorte, porté par le G14, ancêtre de l’ECA (association des clubs européens de football),  date de 1998.

Il a régulièrement servi de moyen de pression aux clubs les plus puissants face à l’UEFA en vue de négocier un nombre croissant de places pour participer à la prestigieuse Ligue des Champions et une part toujours plus élevée des revenus (par ailleurs en croissance très forte). Avec la crise économique, conséquence de la crise sanitaire de la Covid19, les 12 clubs permanents qui devaient faire parti du « cru 2021 » de ce serpent de mer, ont certainement pensé qu’il était temps de passer à l’action. Certain de ces clubs sont en effet dans des situations économiques relativement délicates (avec des pertes comptables importantes et un endettement qui explose) et ont certainement vu dans ce projet un moyen de sécuriser un très haut niveau de revenus pour les prochaines années.

C’est donc, quand bien même ils s’en sont défendus, un projets plus individualiste que collectif qui aurait poussé à l’extrême une polarisation du football déjà bien engagée.

Faut-il pour autant être inquiet pour le foot ?

Oui, si aucune leçon n’est tirée. La crise que le secteur traverse d’une part et la séquence Super League que nous venons de vivre d’autre part, doivent en effet servir de prise de conscience sur l’importance de mettre rapidement en place une régulation large et stricte du football professionnel.

Sans cela, les phénomènes à l’œuvre (libéralisation, polarisation, accroissement des inégalités) ne feront que se renforcer et il y a fort à parier qu’un nouveau projet de Super League se montera à nouveau dans un futur proche ou que d’autres clubs rencontreront le même type de difficultés que celles éprouvées à l’heure actuelle par les Girondins de Bordeaux.

Quand on observe, sans être expert, la NBA, qui est une ligue fermée, on a le sentiment qu’il y règne une assez forte régulation afin de rendre le championnat le plus indécis possible, en renforçant l’homogénéité des différentes franchises. La draft en est un exemple. Or, vous nous parlez, à juste titre, d’un besoin de régulation dans le football. Peut-on dire que la NBA a une bonne régulation « ligue fermée » et que vous appelez de vos voeux une meilleure régulation « ligue ouverte » pour le football européen ?

En effet, le système sportif Nord-Américain, dans un pays libéral s’il en est, s’avère extrêmement régulé. Outre la draft ou le salary cap, mesures phares, on a aussi une dimension « négociation collective » bien plus forte autour de la mise en place de conventions collectives, qui peuvent conduire, parfois, jusqu’à la mise à l’arrêt des compétitions dans le cadre des fameux « lock-out ».

Pourquoi ce système ultra-régulé (à la limite du « communisme ») dans ce pays ultra-libéral ? Tout simplement parce que les américains ont justement convenu que pour maximiser les revenus et les profits des ligues sportives, il était nécessaire de garantir autant que possible l’homogénéité des compétitions et l’incertitude du résultat.

Il y a donc une vraie différence de philosophie entre le sport US et le sport européen : là où les américains ont une entrée « business » visant à maximiser leur profit, les européens sont plutôt dans une logique sportive visant à maximiser les succès… CE qui, en l’absence de régulation et avec des phénomènes de libéralisation, notamment sur le marché du travail des sportifs professionnels, a conduit à un certain nombre de déséquilibres : course permanente à la croissance des revenus et à la recherche de liquidité, concurrence féroce pour attirer les meilleurs joueurs en leur offrant des conditions salariale toujours plus importantes, explosion des indemnités de transferts… 

C’est en cela qu’effectivement il faudrait que les parties prenantes du sport définissent collectivement la mise en place d’une régulation du secteur sportif, tout en préservant ce qui fait l’essence même de notre modèle : le mérite sportif. Ces deux objectifs ne sont pas nécessairement incompatibles et il y a probablement une voie à trouver sur un nouveau modèle reposant sur cette notion de mérite sportif mais aussi sur celle, primordiale, de solidarité entre le sport professionnel et le sport amateur.

Il faut donc souhaiter que ces sujets fassent l’objet de débats et de réflexion collective. C’est en ce sens que le CDES avait d’ailleurs proposé deux webinaires sur le sujet, en collaboration avec le laboratoire Regards de l’Université de Reims et le Cévipol de l’Université Libre de Bruxelles.

Un commentaire

MIEGE colin

« Mettre rapidement en place une régulation large et stricte du football professionnel », certes mais par qui, et à quel niveau? Aux Etats -Unis, la régulation a été mise en place au niveau national par les acteurs eux-mêmes, avec l’appui des pouvoirs publics. Au niveau européen, cela semble autrement plus difficile, avec un périmètre de l’UEFA qui dépasse la cinquantaine de nations. Et il ne faut pas compter sur le droit de l’UE, ou sur l’action du Conseil de l’Europe.

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